Par Sharon Harrigan
Pour la version originale de cet article, en anglais, voir ici.
L’Eau de rose est, simplement, un nettoyant visage. En parlant métaphoriquement, la phrase veut dire mièvre et sentimental. Un roman à l’eau de rose, penserait-on, sera rempli de clichés, de situations sans réelles surprises. Ce jeu sur les mots dans le titre fait allusion aux sous-entendus dans le livre..
L’Eau de Rose est un petit livre complexe. Le lecteur peut y entrer facilement, mais le livre récompense une réflexion longue. D’abord, nous pensons que nous savons ce dont il s’agit: un récit avec deux fils—l’un est l’histoire que Sigrid, la narratrice, est en train de vivre, et l’autre est l’histoire qu’elle est en train d’écrire. Les deux sections sont écrites dans deux genres différents. L’histoire de Sigrid est racontée dans le style de la fiction littéraire et réaliste, avec une emphase sur les personnages et le style. Celle de Priscilla, l’héroïne du roman à l’eau de rose, est dans le genre sentimental, c’est-à-dire, propulsée par les évènements dramatiques.
Du moins, c’est ce que nous pensons d’abord. Mais en lisant le roman, nous nous intéressons de plus en plus au fil du roman à l’eau de rose. Celui-ci commence à paraitre comme formant la partie la plus plausible et convaincante des deux. Nous nous demandons : Est-ce que Sigrid est un écrivain si doué que ses personnages ressemblent aux personnes réelles ? Ou l’écrivaine donne-t-elle tant à son art qu’elle perd parfois la vitalité de sa propre vie ?
Au début, les deux personnages principaux nous semblent familiers. Il y a la romancière dont la vie ne ressemble pas du tout à ses personnages. Et il y a le personnage principal dans le roman à l’eau de rose, qui a l’air de n’être qu’ « adorable » et « irrésistible. » Mais, comme dans les meilleurs romans, il s’avère que rien n’est ce qu’il semblait.
On pense connaître Sigrid. Elle est l’une de ces femmes « entre deux âges » qui sont invisibles. Au début, son invisibilité est métaphorique. Comme auteur, elle ne prend parole que dans les voix de ses personnages, et sa propre voix disparait. Comme quelqu’un qui n’est plus une jeune fille, elle est habituée à ne pas être vue. Tout change, cependant, quand elle s’enregistre à l’hôtel sur une ile grecque pour écrire son prochain roman. Elle aperçoit une jeune fille dont le regard lui offre une « invitation silencieuse. » Qui est cette inconnue mystérieuse, et pourquoi une femme aussi magnifique serait attirée par une femme si ordinaire ?
Son nom est Gertrude, Sigrid le découvre pendant leur premier rendez-vous. Gertrude s’habille en noir parce qu’elle est en deuil pour sa tante bien aimée, qui a laissé à Gertrude une somme suffisante pour voyager.
Au milieu du livre, un soir, Sigrid disparait pour espionner Gertrude, par qui elle est obsédée. Sigrid se regarde dans un miroir et ne voit pas sa réflexion. Les femmes de chambre dans l’hôtel dans le couloir ne la voient pas, et Gertrude ne la voit pas non plus, sur la plage. Donc l’invisibilité de Sigrid devient littérale. Ou non ? Le lendemain, le propriétaire dit que le pain au pavot qu’il a servi au petit déjeuner peut parfois provoquer des hallucinations.
Cette métaphore qui devient réelle me pose cette question : Les femmes « entre deux âges,» peuvent-elles utiliser leur invisibilité comme avantage ? L’invisibilité peut-elle leur donner du pouvoir ? Le pouvoir de surprendre, d’être ce que notre culture ne les croit capables d’être ?
Les questions qui font progresser les deux histoires entrelacées—celle de Sigrid et celle de Gertrude—sont résolues par des moyens insolites et étonnants. Des intrigues secondaires qui concernent d’autres clients de l’hôtel (par exemple, un magicien, une cantatrice, un voleur, le diable) contribuent à la qualité magique et étrange, et aussi au suspense.
J’ai tant admiré l’œuvre de Carlier dès que j’ai lu son premier roman, l’Assassin à la Pomme Verte, qui a gagné le prix du meilleur premier roman pour 2014. Après ce début, Carlier a publié trois autres romans et un livre d’essais. (Lire mes critiques ici et ici et ici.)
Le lien entre l’œuvre de Sempé et celle de Carlier est remarquable. Les deux artistes partagent une économie d’expression. Un dessin par Sempé peut créer un portrait caractéristique avec peu de lignes, et les livres courts de Carlier ne gaspillent de mots. Leurs dessins et romans ont l’air simples à première vue, mais c’est le contraire. Chez Carlier, comme chez Sempé, il y a le même esprit—du caprice, de la fantaisie et du minimalisme.
En somme, L’eau de rose est véritablement un nettoyant visage. Le livre vous nettoiera de vos idées préconçues. Vous vous interrogerez sur vos préjugés par rapport aux genres littéraires, à l’érotisme des femmes d’âge mûr, la trahison, la fidélité, et le pouvoir de l’imagination.